Lavinia déambule parmi les tombes improvisées, elle marche au hasard entre les sépultures anonymes. A onduler ainsi, on dirait presque qu'elle danse, cette fille qui vagabonde dans un cimetière.

Il y a longtemps déjà que les corps qui reposaient ici sont devenus poussière. Mais cet endroit semble s'être figé, toujours imprégné de cette atmosphère si particulière, propre aux lieux où des vies se sont arrêtées de manière brutale. Cette impression est encore plus vive pour les êtres qui comme elle sont profondément liés à l'univers du trépas.

Cependant, les tombeaux et les stèles maladroites ne la dérangent pas. Il en va de même pour les murmures des défunts qui lui parviennent de très loin. Les morts ont toujours chanté pour elle et de leur présence, elle tire une tranquille assurance.

La jeune-femme pense qu'il doit en être de même pour lui.
Elle l'a senti dans son dos mais ne s'est pas retournée pour autant. Au contraire, elle s'est laissée observer depuis les ombres, se donnant à voir consciemment, volontairement. Elle est comme un chat qui minaude, qui feint pour séduire et qui d'un bond, se tient toujours près à s'enfuir.

«  — T'arrive t-il de regretter d'être le fils de ton père ? »

L'abrupte demande fusa dans l'air sans ambages. Lavinia était passée maître dans l'art de poser des questions indélicates dans les situations les plus inattendues. Généralement, elle le faisait exprès. Dans le cas présent, ce fut prononcé avec un naturel désarmant.

Elle se retourna enfin vers son camarade, jaugeant des quelques mètres les séparant. Il l'avait distinctement entendu, elle le savait.

Son sempiternel sourire en coin semblait dire qu'elle ne lui voulait que du bien.

Otello lui avait toujours donné l'impression d'être en représentation constante. L'image qu'il avait pris l'habitude de donner à voir se voulait maîtrisée et sacrée. Il ne se permettait aucun écart et il faisait figure de médiateur magnanime auprès de leurs camarades. Il incarnait à merveille le rôle qu'il s'était choisi. Elle le soupçonnait même de s'y perdre parfois, au point de s'oublier lui et ses désirs.

Pourtant, lui aussi semblait en proie à une violente intériorité. Sinon comment expliquer son acuité fascinante et son extrême dévotion. A quelques rares occasions, la jeune-femme avait pu voir sa retenue caractéristique se fissurer. Hélas, jamais assez longtemps pour qu'elle puisse en profiter, dans la faille insidieusement s'engouffrer.

«  — Tu es toujours aussi éloquent. »

Elle secoua la tête à l'entendre parler ainsi. Lorsqu'il était question de son père, il avait tendance à devenir un brin théâtral.
Lavinia pensait deviner non sans mal les motivations d'une telle attitude, subtil mélange d’allégeance filiale, d'amour et de reconnaissance.

A son tour, elle fit un pas dans sa direction, brisant un peu plus la distance  - purement physique - qu'elle se plaisait à cultiver avec lui.

«  — Ils sont nombreux à penser comme toi. Mais tu sais, lorsqu’on y réfléchi, la mort est loin d'être stérile. »

Son sourire se fait un peu plus sardonique. Elle s'amuse de ses propres propos et de leur double sens.
C'est tout un art de dire les choses sans vraiment les dire.
En tout cas le croit-elle.

«  — Sache que les défunts m'ont toujours apprécié. Ils raffolent de mon charme singulier. »

C'est dit avec le plus grand sérieux et cette authentique vérité (elle l'a décidé à l'instant) n'admettra aucune réfutation.

De nouveau, elle s’avança et dans un élan judicieusement calculé, elle se retrouva aux côtés d'Otello, leurs épaules se touchant presque.
Elle aussi se mit à observer la plaine dévastée, à cajoler du regard les pierres tombales, mais peu disposée pour le moment, à le faire en silence.
Lavinia était d'humeur joueuse.
Les cimetières avaient cet effet là sur elle.

«  — Le roi et la reine contemplant leur royaume. Ne fait-on pas un magnifique tableau ? »

La jeune-femme lui jeta un coup d'oeil de biais, déterminée une fois encore - la belle rengaine - à semer le trouble en lui, entre eux.

«  — J'entends presque nos chers paternels s'étouffer de bonheur. »

Son rire cristallin éclata comme mille petits fragments de verre.

Toujours aussi imperturbable.
Loin d'être glaçant mais savamment inflexible pour ne pas se laisser tenter, ô grand jamais.
A la fois rassurante et frustrante, cette petite routine n'avait de cesse de se répéter entre eux.
Aucun pas en avant, encore moins en arrière, juste ce flirt étonnamment chaste comme une limite à ne surtout pas franchir.

Lavinia se demandait parfois si Otello se plaisait, tout comme elle, à cultiver une certaine forme de mystère ou s'il était sincèrement convaincu de n'être que le spectateur d'une vie toute dédiée à son père. Elle était curieuse de savoir ce qu'il entendait par 'quelque chose de plus simple'. Sceptique aussi, dans le sens où l'existence d'un demi-dieu ne lui appartenait jamais vraiment.
Sa neutralité, toujours présentée comme une nécessité, lui paraissait semblable à un collier étrangleur. A plusieurs reprises, la jeune-femme avait été tenté de lui parler de ce qui se tramait dans l'ombre et de la quête de vérité des Corvus. Cependant, son serment la contraignait au silence et elle n'était même pas certaine que le camarade, l'ami, l'homme à ses côtés, soit capable de faire un choix qui mettrait fin à cette passivité bien mal avisée. Au fond, à force de le côtoyer, elle ne le pouvait se l'imaginer prendre un chemin différent, au risque de s'attirer l'ire d'Hadès.
Un jour peut-être, espérait-elle.

«  — Alors dis moi à quoi tu aspires ? Tu es le fils d'un des trois grands, tu ne pourras pas mener une simple vie de mortel. Pas plus que tu ne resteras indéfiniment dans l'ombre de ton père. »

Un silence. Léger, le temps d'un battement de cils ou presque.

«  — Même lui le sait. »

Involontairement incisive (elle ignore elle-même ce qu'elle veut de lui), elle se reprend et se laisse une nouvelle fois sonder par ses yeux noirs. C'est à son tour de jouer les inquisiteurs.

Elle lui fait alors face, une main contre sa hanche droite.

«  — J'aime la mort dans tout ce qu'elle incarne. Tout ce qu'elle implique ou suppose. Même quand elle s'abat avec violence. La mort m'a toujours semblé réconfortante, pleine de promesse. Mais c'est vrai, il semble que je sois assez douée pour la donner aussi. Ça n'a jamais été mon but, j'applique juste la même implacabilité. »

Lavinia n'ignorait rien de ce qu'on disait elle. Elle ne niait d'ailleurs pas son intérêt, son lien, son affection pour la fin de toute chose. Elle aimait à croire que la mort et elle étaient prédestinées, tels deux amants d'une tragédie. Pour autant, tout cela ne lui pesait nullement sur les épaules. Elle aurait fait un bien mauvais étendard pour des concepts tels que la fécondité, les arcs-en-ciel ou encore la lumière. Elle ponctua donc ses propos d'un haussement d'épaules ; ce qu'elle était lui convenait.
Ce n'est pas ça le problème, c'est le pourquoi qui la malmène.

Si d'habitude c'est elle qui le surprenait, elle se retrouva prise de court par l'inopiné compliment qui sortit de sa bouche. Otello était jusqu'ici peu disposé à jouer pleinement le jeu de la séduction.
Elle remarqua alors son sourire et crut discerner un fond de sarcasme. C'était normalement son apanage à elle.

«  — Flatteur ! C'est vrai que la mort me va bien au teint. »

Désireuse d'instaurer le rapport de force en sa faveur - parce que oui, leur rôle se voulait parfaitement défini, surtout ne pas sortir de leur carcan tout en espérant le contraire - elle se rapprocha encore un peu plus. Il était beaucoup plus grand qu'elle alors leva la tête et vrilla son regard fauve sur lui, lui soufflant au visage.

«  — Toi tu es beaucoup trop élégant pour tout ça. »

Elle l'observe prendre ce qu'elle appelle ses grands airs, ravalant à grande peine son sourire sans pouvoir dissimuler l'éclat rieur dans son regard.
De son attitude altière et de son allure très travaillée, Lavinia s'en amuse. Elle en convient que ça lui va bien, qu'il sait y faire malgré son goût indéniable pour l'affectation.
Il a le rire léger dans toute sa causticité.

«  — Ton dévouement est sans mesure et le pire, c'est que tu te moques d'y laisser des plumes. »

Si cela ne l'affecte pas - c'est un choix qui lui appartient - elle s'en agace de plus en plus au fil du temps.
Si d'autres s'aveuglent en loyauté, Otello se réjouirait presque de cette cécité.
Il est le seul à croire qu'il a encore quelque chose à prouver, à un père dont l'amour ne peut être nié.

Quand à son tour il plonge ses yeux onyx dans les siens, Lavinia fronce les sourcils à l'envolée lyrique qui lui échappe.
Elle est prise d'une folle envie de l'attraper par le col et de plaquer ses lèvres contre les siennes. Aussi bien pour le prendre par surprise que pour le faire réagir.
L'impatience qui l’assaille à chaque fois qu'ils se rencontrent ces-derniers temps n'en finit pas de l'irriter.

«  — Vous vous êtes enchaînés seuls à des croyances qui ne sont même pas les vôtres. »

Ou qui le sont devenues, comme pour preuve d'un héritage venant du parent divin, pense t-elle fermement.

Lavinia tire sur son bras, lui imposant de nouveau de se concentrer sur elle.
Seulement sur elle.

«  — Que ferais-tu dont si ces factions n'avaient pas lieu d'exister ? »

Elle le défit du regard, lui et sa neutralité tranquille, lui et son constant soucis de ne surtout pas faire d'écart.
Lui et tous les autres, inconscients de leur fatale ignorance.

Pendant un court instant, aussi bref qu'équivoque, Lavinia vit les iris déjà si noirs d'Otello devenir plus sombres encore. Couleur d'une nuit sans lune.
Il se reprit tout aussi vite qu'elle l'aurait fait, ne lui laissant ainsi aucunement le temps de relever quoique ce soit, de remettre en cause les certitudes auxquelles il s'accrochaient.
Se disputer avec lui, même juste essayer, était vain. De la neutralité dont il se voulait le porte étendard, il avait hérité d'un sang-froid typique et refusait l'idée même d'être perturbé.
A dire vrai, elle n'aurait jamais du tenter de le faire réagir ; Otello avait toujours veillé à ce que son image de médiateur reste intacte. Rien ne filtrait jamais de derrière le masque.
Il faisait partie de ces rares personnes qu'elle se sentait incapable de pousser au bord du vide. La jeune-femme finissait toujours par perdre patience, agacée de ne pas parvenir à le piquer plus que ça. Otello était (encore et toujours) une source de frustration pour Lavinia.

«  — Le silence est parfois une contrainte. »

Elle pense aux Corvus et à la mission qui les incombe en disant cela.

Elle voudrait lui dire.
Elle s'en veut pour ça.
Ça ne lui ressemble pas.
Elle souhaite le voir ouvrir les yeux. Tant pis pour la douleur que ça engendrera.
Qu'il sache, qu'il la rejoigne – et peut-être que Dorothy (si fragile petite sœur) le suivra.
Surtout qu'enfin il se dévoile ! Et qu'elle s'en régale.
Mais encore une fois, ça ne lui ressemble définitivement pas.
Il ébranlerait presque son équilibre.
Encore une raison pour ne pas s'attacher, pour éviter de se lier trop fort.
S'ayez, elle est agacée.

«  — Contrairement à toi, je ne revendique pas la neutralité. C'est la vérité que je prône. »

Elle tire sur la cravate dont il vient de réajuster le nœud. Chiffonne le tissu.
Lavinia est de nouveau prise d'une envie de le bousculer.
De le basculer.

A son tour à lui de mettre le doigt sur ce qui dérange.

«  — Ça m'arrive. Et quand ça se produit, je me pose mille questions et elles restent toujours sans réponse. Alors j'attends. La fin de la plaisanterie, la chute, la révélation, le déclic, peu importe de quoi il s'agira. J'attends. »

Elle ne cille pas, reste droite, franche. Mais ne s'autorise pas les failles.
Passe sous silence l'assourdissant chaos.
Son rôle à elle consiste à rester insondable.

«  — En attendant, je fais ce que j'ai à faire. »

Lavinia esquisse un sourire cynique.
Elle se met sur la pointe des pieds, tire sur la cravate.
Un baiser aérien qu'elle dépose sur la joue pâle.
Elle se recule, s'éloigne d'un pas, s'esclaffe du mal à l'aise à venir.
Il est temps de changer de sujet.
Ça vaudrait mieux lui souffle l’abîme en elle.

Elle se gorge de son embarras, s'amuse de sa gêne.
Elle note le voile dans son regard, les nouvelles couleurs qui redessinent son teint diaphane.
Son sourire s'élargit lorsqu'elle l'observe tenter de reprendre contenance.
Plus elle le voit s'acharner à faire comme si de rien n'était, plus Lavinia a envie de recommencer.
Il aurait tendance à exacerber son penchant pour le sadisme.

Mais comme d'habitude, Otello ne tarda pas à se remettre et bien évidemment, il se mit à poser des questions.
La jeune-femme se serait bien passée de tant de perspicacité.

«  — Je ne vise aucun objectif. Je ne suis pas si simpliste. »

Il continue à la scruter du regard.

«  — Je te l'ai dit, je suis du côté de la vérité. »

Elle répond sans répondre, mystifiant un peu plus sa propre personne et ce qui pouvait l'animer.
Les Corvus étaient tenus en silence et Lavinia plus que n'importe qui, devait s'assurer de la sécurité de Kafka et de la réussite de leur mission.
Encore une fois, c'était son rôle, le travail dont elle était chargée.

Il était temps de l'attirer sur un autre terrain.
Un terrain moins instable mais tout aussi brûlant.

La jeune-femme se fit plus enjôleuse et se rapprocha de nouveau de son camarade.
Le ton de sa voix devint plus suave.

«  — Quand on veut quelque chose, quand on veut vraiment quelque chose j'entends, on n'hésite pas à offrir quelque chose en retour. »

Elle laissa ses doigts frôler les siens et remonter doucement jusqu'au poignet à la peau nue, pour le serrer brièvement.
Lavinia s'attendait à le sentir se raidir d'effarement et de timidité.

«  — Après tout ce temps, je constate que je ne te fais toujours pas d'effet. »

C'était assurément faux. Pour l'un comme pour l'autre.
Mais prêcher le faux pour savoir le vrai se révélait souvent (presque toujours en réalité) un moyen efficace.

«  — J'ignore si c'est de la pudeur mais il m'arrive de m'interroger sur ta vie privée. »

Il est plus grand qu'elle et Lavinia se retrouve à souffler dans son cou.

«  — Tes désirs sont donc uniquement tournés vers ton père ou est-ce seulement moi qui te laisse indifférent ? »

Elle en papillonnerait presque des paupières.
Délicieuse petite garce.

La séduction relève de l'ordre de la manipulation.
Les propos que l'on tient, ceux qu'on passe sous silence, les mouvements qu'on esquisse, ceux qu'on refrène à grand mal, ne tiennent en rien de l'intuition.
C'est un rituel aux règles déterminées dans lequel certains excellent et d'autres peinent.
Entre eux, les rôles ont toujours été bien arrêtés.

Dans ce jeu qui consiste à l'emmener dans la direction souhaitée, Otello ne se laisse qu'à moitié attraper. Ce n'est pas faute d'y mettre de la volonté mais le parangon de vertu qui lui fait face persiste dans sa cécité. Lavinia qui se plaît à suggérer, parfois même sans subtilité, se demande si un jour, elle ne ferait pas mieux de le secouer.  
Elle voudrait rien qu'un instant qu'il prenne les devants, qu'enfin il s'affirme et s'accroche à ses hanches fermement. Mais il reste là, bien droit, les bras ballants, à se donner des airs indifférents.

C'est là que résidait tout le paradoxe ; vouloir cesser d'être celle qui lui courre après, tout en se sachant capable de partir en courant s'il venait à faire un pas déterminant.  
Lavina sait – ou croit savoir – que les grands sentiments promettent l'éternité alors qu'il est très rare qu'ils passent la nuit.
Pour autant, elle ne souhaite pas voir s'étioler ce qui existe entre elle et lui.

«  — Je serais honnête le jour où tu le seras aussi avec moi. »

Sa main trouve la sienne (le poing presque serré) et s’entremêle aux doigts raides.
Que gagne t-il à se retenir ainsi ? Le fils d'Hadès serait-il inexpérimenté ou ne cède t-il à l'attrait d’Éros que lorsque tout le monde a les yeux fermés ?

«  — Je n'ai jamais dit que je comptais te prendre quelque chose, je comptais plutôt donner. »

Sa poigne se fait prison et son sourire charmeur.

Elle le côtoie depuis des années et n'est jamais parvenue à le faire céder. Elle n'est ni son amie ni son alliée lui disent les ambres de ses yeux. Elle n'appartient à personne et jamais ne s'offre totalement. D'elle, il n'a pas à craindre les bavardages ou l'abandon. Elle ne promet rien, ne s'engage pas. Il la qualifie lui-même de joueuse, d’ensorceleuse. Serait-ce cela le problème ? Le risque à ne surtout pas prendre ? Celui de laisser la fille chérie de la mort s'approcher trop près ?

Lavinia se souvient alors de son arrivée au camp, de son reflet dans le miroir. Elle se mord la lèvre violemment. Tais-toi là dedans s'écrit-elle au démon fébrile qui se dissimule au fond d'elle.
Elle baisse la tête, se retrouve à hauteur du torse masculin dans lequel elle se niche et contre lequel elle se colle sans la moindre gêne.
Il peut bien rester de marbre ; au froid, elle est habituée.

«  — Tu ferais un très mauvais gigolo. »

Lui laisser croire qu'elle joue encore.
Qu'elle joue toujours.

Otello ne lui rendit pas son étreinte. 
Elle le sentit juste élever sa main libre et la poser au sommet de sa tête. Le geste n’avait rien de sensuel. Il s’apparentait plutôt à un réconfort fraternel. De plus, celui-ci restait beaucoup trop policé et malhabile pour cela. En somme, rien à voir avec le besoin impérieux qu’elle ressentait dans l’immédiat ; celui d’être emprisonnée par des bras puissants et masculins. Après tout, Otello ne lui donnait jamais ce qu’elle attendait de lui.

En vérité, Lavinia ne pouvait lui reprocher. Elle-même se dissimulait derrière un épais brouillard, évitant de se laisser approcher de trop près, désireuse que les autres persistent dans leur ignorance de ses doutes et de sa fébrilité.

Son demi sourire fut dissimulé par le tissu de la chemise contre lequel son visage était niché. Dans cette position, les effluves musquées de son odeur lui parvenaient avec plus de force. Même son parfum avait des airs de ne pas y toucher. Le moindre détail chez le fils d’Hadès se voulait sophistiqué. 

La jeune-femme l’avait entouré de ses bras sans que ses mains ne parviennent à se rejoindre dans son dos à lui. Quoique pouvait sous entendre leurs rapports, Otello restait d’une carrure plus imposante qu’elle. Il n’était jamais plus homme que dans ces moments où elle perdait de sa férocité, se confrontant à sa nature féminine. 

Lavinia commençait à se sentir de plus en plus maussade. Le ton de sa voix était bas mais elle prit soin de parler distinctement. 

«  — Encore faudrait-il que tu fasses un réel effort pour te lier aux vivants. »

Elle se permit une touche de mauvaise foi, sachant pertinemment qu’elle pouvait s’adresser ce reproche à elle même. 

Elle ne lui tint pas rigueur de sa dernière comparaison ; les parallèles qu’il faisait d’elle - entre une vieille dame et la mort même - l’attendrissaient étrangement. 

Cependant, c’est sa dernière réplique qui la fit réagir plus vivement que d’habitude. 
Était-il à ce point naïf pour ne pas comprendre le sous entendu équivoque ? 
Elle aurait presque envie de mordre cet imbécile aveugle.

Elle s’éloigna donc d’un geste un peu trop franc, les deux mains posées sur son torse. 
La jeune-femme avait les sourcils froncés et son regard brûlait d’une impatience trop contenue.

«  — Es-tu toujours aussi obtus ? »

Un 'tss' bien hargneux passa la barrière de ses lèvres. Elle le dévisagea quelques secondes et comprit en effet qu’il s’interrogeait réellement. Elle leva les yeux au ciel d’exaspération et recula plus vivement cette fois-ci.

«  — Je me proposais de me donner à toi. Physiquement s'entend. »

Elle insista sur le dernier mot.
Elle insista vraiment.
Voyant qu’il ne réagissait toujours pas, elle s’exclama alors :

«  — Enfin Otello ! Dis moi que tu sais au moins comment on fait les enfants ?! »

Elle se doutait qu’il savait (du moins le côté pratique de la chose) mais elle n’avait pas envie de l’épargner. C'était volontairement mesquin.

Lavinia poussa un soupir résigné et reprit son calme, tout du moins son attitude habituelle. 
Il était tel qu’il était ; elle n’était pas en mesure de lutter.

«  — Laisse tomber. On dira que c’est ta manière à toi de refuser ma proposition. »

Lavinia caressa du bout du doigt sa joue pâle. Elle constata qu’elle avait dû se mettre sur la pointe des pieds pour réaliser ce mouvement. Elle reprit ses distances, buttant presque contre une stèle en pierre.

«  — Je ne m'ennuie jamais avec toi. »

Elle s’esclaffa pour elle même et referma la porte qu’elle avait entrouverte. 
Ça lui apprendra. 
Elle devait rester Lavinia.
Celle qu’elle était, celle qu’elle donnait à voir, celle qu’il connaissait ; inaccessible.

Au jeu du chat et de la souris, son rôle avait toujours été bien défini ; le prédateur, c'était elle, jamais lui.
Mais il lui aura suffit d'un instant pour inverser la tendance. Cette fois-ci, Otello était à l'origine de la transgression, envoyant de lui-même valser la bonne conscience.
Elle ne l'avait pas vu venir et pour la première fois depuis très longtemps, Lavinia se retrouva prise de court. Il était temps d'admettre que l'heure n'était plus aux faux discours et aux ingénieux détours.
Tandis qu'il lui relevait le visage, elle pouvait sentir la pierre froide de la stèle dans son dos et cela ne contribua nullement à la faire redescendre sur terre.
C'était quelque chose de la voir ainsi déroutée, sa stature effondrée, la mine déconcertée.
De la résistance qu'il affichait d'habitude, il ne restait pas même un faible écho. Quant à elle, qui prenait grand soin de ne surtout pas se faire attraper, elle ne conservait qu'en dernier rempart un semblant de fierté.
Otello affichait la superbe assurances des hommes conquis disposés à conquérir à leur tour. L'invitation plus ou moins subtile qu'elle avait formulée devint alors un ordre dans sa bouche à lui et au lieu de s'en formaliser, elle frissonna.
Qu'il s'agisse de sa façon de présenter les choses, du surnom qu'elle affectionnait ou de la manière qu'il avait de s'imposer à elle comme si c'était entendu, la jeune-femme sentait qu'elle pourrait vite y prendre goût.
Cependant, le danger était là, à laisser l'autre devenir une prison (aussi agréable qu'elle puisse être) et à se laisser glisser vers le fond.
Puis, le fils d'Hadès était de nature bien trop impliqué pour s'en laisser conter.
Leur relation était trop ambiguë pour qu'ils se contentent tous deux de faire les choses à moitié.
Elle ne parvenait pas à faire s'arrêter ses pensées chaotiques et s'en voulait de souhaiter qu'avec lui, ça ait de l'importance.

En toute honnêteté, Lavinia s'apprêtait à lancer une boutade pour mettre fin à cette scène. A cette tragi-comédie qui ravageait aussi bien son cœur que son esprit. Mais elle fut coupée dans son élan lorsqu'il amorça un contact plus franc.
Elle ravala alors son sarcasme et signa en cela sa reddition.

Il n'était ni un imbécile ni un jouet.
Elle le savait parfaitement.
Ce n'était pas ce qu'elle avait voulu dire.
Elle se plaisait juste à le maudire de temps en temps.

La jeune-femme maugréa un peu, prit un air d’enfant boudeuse que jusqu'ici seul son père connaissait.

«  — Je le sais bien. »

Si elle fuyait maintenant, si elle se dérobait comme elle le faisait toujours, Lavinia n’ignorait pas que ce serait la dernière fois ; Otello risquait de se fermer définitivement. Il adorait bien trop se fixer des règles et les suivre à la lettre. S'il prenait aujourd'hui la décision de couper les ponts, il ne reviendrait pas sur sa parole, quitte à ce que cela lui coûte douloureusement.
Elle devait bien admettre que cette seule perspective l'ennuierait.
'Euphémisme de l'année' sembla lui souffler sa conscience malmenée.

Pour autant, la jeune-femme se refusait encore (et toujours) à lui laisser tout le contrôle.

«  — Tu es juste agaçant. »

Maigre tentative pour s'illusionner elle-même.

Lavinia se reconstitua un visage neutre, le regard néanmoins fiévreux.

«  — Je t'attendrais. »

Elle se sentait stupide à le dire ainsi à voix haute. Vulnérable aussi.
Elle repoussa alors la main caressante et possessive qui siégeait sur sa joue et attrapa Otello par les pans de sa veste pour poser un baiser sur les lèvres de cet homme nouvellement résolu. Lavinia s'échappa tout aussitôt et s'en alla rejoindre le camp.
Comme pour dire que c'était encore elle qui avait eu le dernier mot.