Lavinia quitta l’arène sans un regard en arrière.
Son allure n'était certes pas des plus glorieuse, mais un sourire carnassier s'étirait sur ses lèvres pâles. On aurait dit un fauve après sa partie de chasse ; épuisé mais viscéralement satisfait.
Son pantalon – enfin ce qu'il restait d'un jeans anciennement noir – était déchiré par endroits, notamment au genoux droit où on pouvait distinguer une vilaine écorchure. La peau de sa cuisse gauche était visible et un hématome s'épanouissait en nuances de bleu sur le côté de sa cheville. Protégé par son armure d’entraînement, son buste était en meilleur état, même si son t-shirt restait marqué par diverses salissures, allant de la poussière à la boue, en passant par quelques traces de sang. Si vous lui aviez demandé, elle vous aurez répondu avec amusement qu'il ne s'agissait pas du sien. "Loin de là" aurait-elle susurré, exquise chasseresse.  
La sueur collait certaines de ses mèches de cheveux à son front et elle y passa sa main d'un geste machinal pour s'en débarrasser. Ses joues étaient rehaussées d'un rose soutenu, signe de l'énergie récemment dépensée. Sous ses ongles au vernis noir écaillé, de la terre qu'elle mettrait du temps à déloger. Entre l'amazone et la sauvageonne, la frontière était parfois bien mince.

La jeune-femme fit craquer les os de son cou et étira sa nuque tout en marchant vers son pavillon, ignorant les regards scrutateurs qui la détaillaient.
A peine le seuil franchit, Lavinia décela la présence étrangère entre les murs. Rares étaient ceux osant pénétrer la demeure de l'engeance du Dieu de la Mort. La côtoyer dans le camp était une chose mais venir sciemment en ces lieux témoignant de la singularité de son ascendance et de sa charmante personnalité – son propre sarcasme la fit sourire – en était une autre. Ainsi, seuls ses proches se permettaient une telle liberté.
En l’occurrence, étant donné la menue silhouette installée sur son lit luxueux – un des nombreux cadeaux indécent offert par son père (il y avait longtemps déjà qu'elle avait relégué les habituels lits superposés dans un coin) – et encombrée d'une robe aussi fluide que légère, il ne pouvait s'agir que Dorothy. Lavinia poussa donc un soupir de circonstance, sachant pertinemment que celui-ci ne serait pas relevé par la personne à qui il était adressé. Elle n'eut pas non plus besoin de dire un mot, on s'en chargea à sa place. Elle se contenta juste de lever les yeux au ciel à l'entente de la salutation qui sortie de la bouche de sa cadette. C'était des plus contrastant avec son physique et sa mise si soignée.

«  — Tu es impossible. »

Ce fut dit d'un ton inhabituellement tendre. A dire vrai, ce n'était même pas une remontrance.
Sa main vint se perdre dans les longs cheveux blonds et elle lui caressa le haut de la tête, comme une mère le ferait avec son enfant. Drôle de tableau que celui-ci en territoire funèbre. Elle ne se permettait cet écart qu'avec elle, qu'avec Dorothy. Lavinia n'avait que faire des airs angéliques, de la syntaxe bredouillante, des humeurs changeantes ou du corps lascif. Elle ne voyait que le cœur maladroit, les pensées acérées, la force qui se mêlait à la fantaisie, l'attente dans le regard et l'âme qui hurlait de l'aimer rien qu'un peu.
La jeune-femme pensa brièvement à sa mère faite sur le même modèle, celui d'un amour absolu reposant sur de bien fragiles fondations. Il en allait de même pour Dorothy, soit on la serrait très fort soit on prenait le risque de la briser.

Lavinia se laissa tomber dans un épais fauteuil et retira ses chaussures sans se servir de ses mains. Elle jeta un coup d'oeil aux perles scintillantes qui reposaient dans le creux de la main de sa camarade. Elle lui lança alors un regard dubitatif.

«  — Je ne me souviens pas avoir évoqué le vol de bijoux dernièrement, en tout cas pas à haute voix. »

Yeux qui brillent, air mutin, sourire en coin.

Le rire cristallin éclata et s'éparpilla dans la pièce.
Lavinia se laissa détailler sans rien dire, attendant la suite.
L'épaisse chevelure blonde encadrait le visage gourmand à la moue enfantine. Dans les yeux couleur soleil couchant, dansaient les flammes de la séduction et de l'affection. Les pieds se balançaient, traduisant l'impatience.

La plus âgée s'amusa des propos tenus par sa cadette. En effet, elle pensait trop - sans cesse en proie à l'analyse du moindre petit détail – et elle s'était bel et bien amusée, au détriment bien sur de ses malheureux adversaires. Derrière ses paroles décousues, Dorothy savait faire preuve d'une perspicacité étonnante. Elle était d'ailleurs étonnamment lucide par moment.

«  — Disons simplement que je suis parvenue à me divertir. »

Lavinia l'observa se lever et se diriger vers elle. Elle ne tiqua nullement lorsque son amie éprouva le besoin de ranger les chaussures dont elle s'était débarrassée avec nonchalance un instant plus tôt. Elle la laissa prendre place à ses côtés sans la chasser, réduisant encore un peu plus la distance purement physique qui existait entre elles deux.
Dorothy, de par son comportement, lui faisait souvent penser à un chat minaudant, guettant la place idéale, bondissant devant les gestes trop brusques, cherchant la caresse sans l'admettre, souhaitant aussi subitement qu'ardemment, la présence des personnes aimées, au cas où on finirait par l'oublier.
Comme si c'était possible ajouta Lavinia dans sa tête, comme pour elle-même.

La brune contemplait la chute des perles mal-aimées qui s'entêtaient à rouler au sol dans un bruit mat. Leurs reflets brillants avaient quelque chose d'hypnotisant. Néanmoins, elle fut tirée de sa rêverie à l'entente du prénom de Kafka.
Ces deux là passaient beaucoup trop de temps devant leur écran. Les déloger du Game Center était toujours un défi et quand elle y arrivait enfin – après du chantage affectif pour l'une et des menaces significatives pour l'autre – ils pestaient sans discontinuer, boudant tels des enfants injustement punis. Ce qui généralement jouait passablement sur ses nerfs.
Que ce lieu soit pour eux un refuge soit (même si elle avait tendance à s'ennuyer ferme les rares fois où elle les y accompagnait), mais qu'ils y élisent domicile, définitivement non. Si elle niait fermement tout instinct maternel envers eux, elle avait (souvent) tendance à intervenir dans leur vie pour les protéger – surtout d'eux-mêmes la plupart du temps en réalité.

«  — Si vous mettiez tous les deux autant d'ardeur à l’entraînement que dans vos jeux, je serais plus disposée à vous écouter quand vous me parlez du Game Center. »

Lavinia donna un coup de coude équivoque à Dorothy, sachant pertinemment (une fois encore) que sa petite pique n'aurait strictement aucun effet.

«  — Je ne serais pas contre un bracelet. Les tiens sont les seuls à me plaire de toute façon. »

Si la jeune-femme prenait soin de s'habiller sobrement, elle raffolait des accessoires. Sa camarade possédait d'ailleurs un talent incontestable pour la fabrication de bijoux. Si bien qu'à force, la brune ne portait plus que ceux offerts par Dorothy - exclusivité qu'elle savait précieuse aux yeux de sa sensible amie.

«  — Je n'ai que quelques écorchures et ce sang n'est assurément pas le mien. Il serait beaucoup plus seyant si c'était le cas. »

Ses lèvres s’étirèrent en un sourire moqueur.
Cependant, celui-ci s'effaça comme il était venu et elle se recomposa un visage neutre.

«  — Tu as donc passé ta journée aux bords de la mer je suppose ? »

Dorothy cultivait ses airs enfantins dans une semi-conscience toute particulière. Si d’apparence, son corps était celui d’une femme aux formes plus qu’attrayantes, sa sensibilité acérée n’était pas sans rappeler celle des jeunes êtres malmenés par des sentiments à la fois trop purs et trop intenses. Qui plus est, sa syntaxe balbutiante et l’incohérence des mots qui se bousculaient d’entre ses lèvres, ne manquaient pas de renforcer cette impression d’immaturité émotionnelle. 
Si Lavinia reconnaissait au fond d’elle-même une certaine instabilité, celle de sa cadette était beaucoup trop perceptible pour passer inaperçue. Dorothy toute entière semblait sur le point de hurler la cruauté du monde. La brune savait mieux que personne qu’il était aisé de se servir de cela pour briser encore plus profondément la vulnérable jeune-femme à ses côtés (elle même ne rechignait pas à jouer sur le registre psychologique pour servir ses intérêts). Elle lui répondit donc par automatisme et avec un cynisme équivoque qu’elle regretta presque aussitôt :

«  — Avec les monstres qui sont susceptibles de s’en prendre à vous dans la réalité, il n’existe pas de bouton pause ou de seconde chance. Il en suffit d’un plus intelligent qu’un autre pour frapper là où ça fait véritablement mal. »

La mention du bracelet et de son inquiétude à son égard lui arracha un sourire.
Lavinia la sentit se couler contre elle. Elle ouvrit alors les bras sans la regarder. Bientôt, leurs corps seraient étrangement emmêlés. Si quelqu’un les surprenait maintenant, il y aurait de quoi susciter la méprise. Pourtant, il n’y avait nulle trace de désir ; c’était une étreinte marquée par la tendresse.
À chaque fois que Dorothy s’accrochait à elle, Lavinia devenait incapable de fuir ou de la repousse. Elle avait cessé depuis un certain temps déjà de lutter contre l'affection un brin excessive de la plus jeune.
Une fois cette-dernière calée contre elle, la fille du dieu de la mort passa une main réconfortante dans la chevelure souple et brillante.

«  — Tu sortiras d’ici. Nous partirons tous. »

C’était une affirmation. 

«  — Aucun de nous ne restera au camp indéfiniment. Les temps sont troubles et l’avenir n’est pas encore décidé. »

Évasive - ne jamais trop en dire, se contenter de montrer la voie - elle laissa planer un silence aux élans prémonitoires. 

«  — Si tu souhaites retourner à l’océan, tu pourras. Si tu veux découvrir la vie mortelle, ce sera ton choix. Si tu veux envoyer les tiens se faire voir, c’est ton droit. Nos pères peuvent intervenir dans nos existences mais ils ne seront jamais en mesure de contrôler notre destin. Ils le savent pertinemment. »

Lavinia replaça une mèche blonde derrière l’oreille droite de Dorothy.

«  — Il va falloir que tu réflechisses à ce que tu veux. A la personne que tu veux être aussi. Pas celle que les autres pensent que tu es ou ou celle que tu voudrais faire voir. Je parle de celle que tu aimerais devenir. »

Ses propos étaient aussi valables pour elle même. Même si grace à Thanatos, elle était devenue le bras armé du premier éveillé, récoltant ainsi d’une mission à accomplir, il y aurait forcément un après et elle ignorait encore de quoi il serait fait. 

L’aînée ne pouvait pas lui promettre la protection, pas plus qu’elle ne serait en mesure de prendre les coups à sa place. Les choses ne fonctionnaient pas ainsi.
Mais c'était une promesse, un serment fait au nom de la liberté d'être, son soutient allait être indéfectible.