Il n'y avait aucune chance pour qu'elle brise le silence la première.
Lavinia se contentait de rester silencieuse et d'observer. Elle scrutait de toute l'intensité de son regard fauve la personne assise face à elle, peu soucieuse du malaise que cela induisait entre eux. Elle dévisageait son vis-à-vis sans sourciller, détaillant le moindre tic sur son visage, la moindre expression furtive qui traversait ses traits. Elle examinait aussi chacun des gestes qu'il faisait et les postures qu'il adoptait à la suite, comme une vaine tentative pour reprendre contenance. La jeune-femme le jaugeait clairement et ne s'en cachait pas. Elle évaluait son cadet de trois ans sans rien laisser transparaître.
Lavinia voulait savoir à qui elle avait affaire, qui était cet élu qui se tenait devant elle et dont elle devait devenir le bras droit. Le pourquoi ne l’intéressait guère – elle se ferait sa propre opinion plus tard, au fur et à mesure de leur collaboration – ce qui l'intriguait réellement c'était le qui ; qui était Kafka Sutherland ?

Une voix grave fusa soudain dans l'air et il lui sembla que le temps s'était arrêté pendant quelques secondes significatives. Ce n'était pourtant qu'un murmure mais cela scella les débuts balbutiants de leur alliance nouvelle.
Elle n'ajouta rien, le laissant développer sa pensée. L'assurance avec laquelle il parlait, contrastait avec l'agitation dont il faisait preuve.

Lavinia le laissait cogiter, sortant un laitage et une cuillère de son sac. Sans la moindre gêne, elle commença à manger, prête à se dissimuler dans les ombres (merci le pouvoir d'invisibilité) dès qu'un membre du personnel ferait son apparition. Ni l'un ni l'autre ne paraissaient fait pour les carcans trop convenus, y compris dans un banal lieu comme la sacro-sainte bibliothèque du camp.

La jeune-femme hocha distraitement la tête aux derniers propos qu'il tenait. Il serait aisé de lister les différents membres affiliés aux Argus et aux Héraclès, la plupart faisant état de leur allégeance sans se faire prier. Pour elle, la fille d'Héra allait forcément finir par se trahir ; ce genre de personnalité étant peu disposé à se cacher indéfiniment de la lumière. A dire vrai, ce qui la taraudait était tout autre et elle décida d'en faire état sans s’embarrasser de fioritures.

«  — Celui ou celle d'entre nous s'étant rallié à Kronos est le véritable danger. Les conflits entre les deux factions servent indéniablement son but. Contrairement à l'autre petite garce, il sera beaucoup plus compliqué de le débusquer. »

Elle réfléchissait à voix haute, se demandant à quoi pouvait bien ressembler l'enfant divin s'étant approché du Tartare où se trouvait enfermé le Titan. Elle joua avec sa cuillère, la fit tourner entre ses doigts.

«  — Nous devons aussi gonfler nos rangs. Certains de nos camarades à la neutralité affichée sont susceptibles de basculer. »

Elle se permit un sourire caustique ; la perspective d'espionner les uns et les autres l'enchantait grandement.  

Puis, toujours aussi imprévisible, Lavinia se pencha en avant et attrapa le menton de celui qui s'efforçait de ne surtout pas la regarder dans les yeux. Elle l'obligea ainsi à relever la tête, s'imposant à lui de manière brutale.

«  — Quant à toi, tu vas devoir faire attention. Je ne pourrais pas toujours assurer tes arrières. »

Elle disait cela tout en sachant pertinemment quelle était sa mission ; elle était son bras armé, sa gardienne et sa protectrice. Cependant, rien ne l'obligeait à mettre du cœur à l'ouvrage.

«  — Sans leader, une quête est vaine. Si j'étais l'ennemi, je te couperais la langue avant que celle-ci ne s'agite trop. »

Son geste inopportun et familier sembla le heurter dans une mesure qui l’intrigua. Dans un réflexe défensif, Kafka lui avait attrapé le poignet, le serrant sans force significative. Il ne la regarda dans les yeux qu’un bref instant mais assez pour que la jeune femme puisse y discerner l’éclat de surprise et de gêne mêlées. À force de provoquer le malaise chez les autres, Lavinia était passée maître dans l’art de le détecter.

Elle avait cherché à le faire réagir et elle avait réussi. Ils en avaient conscience tous les deux, Lavinia avait accepté ce rendez-vous pour en apprendre plus sur celui qu’elle devait protéger et pour qui elle devait se battre. Plus que la mise en place d’une stratégie pour leur faction officieuse, cette première rencontre lui servait essentiellement à juger l’être dont, d’une certaine manière, elle avait désormais la responsabilité. Nyx et Thanatos ne les avaient probablement pas associés par hasard.
Elle n’avait donc que faire de sa prise maladroite sur son bras. Ce n’était ni un affront ni une attaque. Tout comme elle, Kafka avait compris que le rapport de force purement physique entre eux était à l’avantage de la plus âgée. Pour autant, il se montrait toujours aussi désireux de ne pas perdre la face et d’instaurer son leadership. Ce qui n’était pas pour déplaire à Lavinia ; il avait du répondant. Elle ne pouvait tolérer qu’on se tienne à ses côtés, d’égal à égal, sans être un minimum combatif.

Elle lui adresse un sourire faussement contrit tandis qu’il reprenait la parole. Il avait beau s’exprimer avec assurance, Lavinia pouvait presque voir danser les pensées qui se bousculaient dans sa tête. Ce n’était pas un idiot qui se trouvait en face d’elle, il faisait preuve de vivacité et de sagacité. C’était une plus-value non négligeable. De surcroît, certaines de ses attitudes (tics nerveux, regard fuyant) et cette façon qu’il avait d’être sur le qui vive témoignait d’une vie intérieur assez intense. Cette fébrilité sagement dissimulée n’étant pas sans lui rappeler la sienne. Néanmoins, elle passa sous silence cette première grande similitude entre eux, pensant que ne pas trop se dévoiler était préférable. Encore une fois, la demi-déesse avait le pressentiment que leur alliance n’avait strictement rien d’une coïncidence ; leur ambivalence réciproque était une certitude.

L’amertume était  perceptible à sa voix et elle constata que Kafka non plus, n’était pas un grand fan du genre humain. Tant mieux pensa t-elle alors. Elle aurait manqué de conviction si elle avait dû combattre au nom de la paix dans le monde.
Il démontra aussi sa volonté de s’entourer d’alliés sûrs. Lavinia se contenta d’hausser les épaules en signe d’assentiment ; elle lui laissait volontiers toute la partie recrutement à charge. Rester dans l’ombre.
Elle perçoit nettement la menace sous-jacente de son interlocuteur et s’en réjouit. Pour le moment, il accumule les bons points et la perspective de travailler en équipe lui apparaît alors moins éprouvante que prévue.

Elle le laissa se défaire de son emprise et réinstaurer  une distance convenable entre eux, la table de la bibliothèque faisant office de frontière.

Lavinia était retournée jouer avec sa cuillère quand il soutint enfin son regard. Il avait des yeux de chat, brillants et en amande, d’un bleu nuit saisissant. Toute la complexité de sa personne semblait ressortir dans cet océan aux nuances orageuses.

«  — Ne crains rien. »

C’était assez paradoxal étant donné qu’elle venait consciemment de le brusquer.

«  — Je tiens plus du fauve que du serpent quand il s’agit de me battre. Les choses sont bien entendu différentes si on parle de briser quelqu’un. C’est une nuance qui me semble importante à souligner, notamment dans mon cas. J’excelle dans les deux mais les moyens employés ne sont pas les mêmes. »

Elle passa sa langue sur ses lèvres et lança la cuillère en l’air. Cette dernière s’élança et retomba mollement dans la main dans sa propriétaire.

«  — Nos fonctions seront différentes. Je compte bien rester dans l’ombre pour le moment. Tu conviendras que c’est beaucoup plus pratique pour les tâches qui m’incombent, n’est ce pas ? »

Qu’il ne se fasse pas d’illusions. Si elle le laissait jouer carte sur table avec leurs futurs alliés, il n’en n’irait jamais de même pour débusquer les traîtres et espionner à loisir.
Elle enfourna de nouveau le couvert dans sa bouche, plaçant l’arrondi du métal contre sa langue.

«  — En ce qui te concerne, tu vas devoir apprendre à être en pleine lumière. Les Corvus vont avoir besoin d’un guide et la place d’un chef ne se trouve pas derrière un écran. Je te souhaite bien du plaisir, mon ange. »

Petite pique volontaire.
Lavinia l’avait lu dans son regard et toute sa manière d’être le laissait transparaître.
Lui aussi, il était seul.
Lui aussi, il en attendait plus.
Il devait pouvoir compter sur elle ; c’était sa demande, son souhait, l’assurance de leur réussite.
Elle devait pouvoir donner assez pour qu’il soit en sécurité, libre de toute entrave et se livrer pour qu’il puisse croire en elle.
Ils allaient devoir se faire confiance.
Ensemble.
Mutuellement.

Elle souffla, tordit la cuillère entre ses doigts.

«  — Je serais ton bras armé. »

Elle vit le visage de Kafka se tordre un bref instant au surnom qu’elle lui donna.
La perspective de le taquiner allègrement à l’avenir l’enchantait.

Lui aussi semblait peu se réjouir de cette soudaine mise en avant. De surcroît, tout comme elle, il avait hérité d’une mission à laquelle il ne s’attendait pas et dont il ignorait la véritable portée. Lavinia n’appréciait guère qu’on puisse se jouer d’elle, encore plus quand les instigateurs de ces manipulations se révélaient être des dieux connus pour leur inconstance légendaire. Bien qu’elle était convaincue de la vérité apportée par Nyx et transmise par Thanatos, elle avait l’impression qu’il manquait de nombreuses pièces à un puzzle particulièrement complexe, qu’elle se devait de recomposer à l’aveugle.

Elle continuait de l’observer, l’écoutant se déprécier puis reprendre faussement confiance en ses capacités.
Pour un être hautement intelligent, il manquait de sagacité en ce qui le concernait. Suite à son éveil, Lavinia avait passé quelque jours à détailler - espionner serait le terme le plus juste - celui qu’elle devait soutenir et protéger depuis les ombres. 
Elle avait donc noté la curiosité dévorante qu’il réfrénait difficilement, l’agitation de ses mains, son éloquence certaine, l’assurance de ses affirmations et une forme de naïveté (qu’elle ne parvenait pas vraiment à définir) l’empêchant de tomber dans l’ambiguïté. Il possédait donc les qualités nécessaires à un bon chef, même s’il lui fallait encore affûter un leadership qui pourrait être mis à mal par des demi-dieux un peu trop audacieux et présomptueux.
Enfin, à l’image de sa déesse de mère, il lui paraissait bien trop droit pour les compromis et petites magouilles propres aux figures politiques. En ce sens, Kafka était le meilleur leader possible pour les Corvus. Le fait qu’il n’en n’ai lui même pas conscience, lui permettait de renforcer cette certitude.
Pour autant, elle ne lui apporta aucune dénégation, sachant qu'il trouverait lui-même les réponses aux questions qui se bousculaient dans son esprit.
Elle se contenta donc d'un haussement d'épaules et d'un presque sarcasme :

«  — La volonté des Dieux est impénétrable. »

Lavinia tordit de nouveau la cuillère et joua mollement les outragées.

«  — Serais-tu en train de sous-entendre que je suis une asociale ? Sache que j'ai d'innombrables relations et de toutes sortes. »

Son sourire carnassier refit son apparition. Elle prit grand soin d'insister sur l'expression de relations en haussant les sourcils de manière équivoque.

Elle déplia de nouveau la cuillère qui cette fois-ci ne résista pas à cette énième torsion et se brisa en deux presque silencieusement.

Lavinia contempla les bouts de métal entre ses doigts.

«  — Je ne crois pas que nous puissions choisir nos futurs alliés. Nyx choisira d’elle même ceux qu’elle éveillera. Notre but à nous est de les trouver et d'achever de les convaincre. Enfin surtout toi. J'ai une réputation d’inaccessible à tenir. »

Œillade moqueuse.
En même temps, elle était ravie d'échapper aux interminables discussions qui se profileraient avec les nouveaux membres.

«  — Tous ces premiers éveillés seront un socle solide pour notre petit groupe. La Nuit ne les choisira sûrement pas au hasard ; leur loyauté à la cause sera donc acquise. Quant à ceux susceptibles de basculer, ils deviendront la seconde vague de convaincus dès que le vent du changement commencera à souffler. Ce qu'il nous faut surtout à l'heure actuelle, ce sont des fondations solides. »

Lavinia se débarrassa des restes du couvert en les enfouissant dans son sac.
Elle l'observa se coiffer, pensa qu'il avait des cheveux très féminins ; lisses, soyeux, hypnotisants.

«  — Tu vas devoir te fier à ton jugement. »

La jeune-femme faisait référence à l'un des pouvoirs qu'il détenait. A force de l'utiliser, Kafka était susceptible de devenir un détecteur de mensonges ambulant.

«  — Laisse moi juste le soin de jouer sur les terrains plus glissants. »

Elle appuya son menton contre ses mains, les coudes désormais adossés à la table.

Elle observe l’agitation de ses poignets, la danse de ses mains aux doigts agités.
Il soupire et son regard s’assombrit.
Les pensées et les émotions l’assaillent. Il est en pleine réflexion et n’a qu’une vision très floue de l’avenir.
Elle partage certains de ses doutes mais préfère les taire. Lavinia estime que dans sa position, elle ne doit pas contribuer à ses angoisses plutôt lui servir de pilier. Son rôle de leader le contraindra sûrement à sortir de sa coquille.
Pour autant, il semble bien déterminer à trouver d'autres Corvus et à échanger avec eux.
La jeune-femme le devine pressée de la quitter. Mal à l'aise, bien que tentant de le dissimuler, Kafka doit partir pour respirer.
Ce besoin de s’isoler ne lui est pas étranger. Elle le comprend, ne le juge pas.
Elle apprendra d’ailleurs bien vite à le laisser se renfermer pour qu’il puisse ainsi s’en retourner dans son monde lui.
Il lui tend un papier avec son numéro, désireux de se retirer pour réfléchir à leur situation à tête reposée. Elle l’attrape sans en regarder le contenu et le glisse dans sa poche.
Leur regard se croisent briévement avant qu'il s'empresse de s'éclipser.

«  — A très vite. »

Lavinia est la seule à entendre son murmure dans la bibliothèque vide.
Elle compte bien garder un œil sur lui discrètement, depuis les ombres.

(end)