Le volontariat avait le dos ridiculement large entre les mains de Mana’arii.
De vulgaire prétexte à excuse facile, il avait toujours interprété le désintérêt prétendu des bonnes actions comme un chemin facile vers la bonne grâce des gens. Ce petit sourire d’approbation qui illuminait leur visage admiratif; l’insulaire s’en nourrissait.
Malheureusement, il était aussi la preuve que les meilleures actions cachaient souvent de plus sombres motivations.
Dans tous les cas, viendrait un jour où ça le perdrait; cette manie de vouloir briller dans tous les regards, de se plier en quatre pour une petite tape dans le dos, pour deux mots témoins d’acceptation.

Ça ne pourrait pas durer, ce désir de vivre pour les autres comme si c’était la seule solution.

C’est en prenant une grande inspiration, l’air plus ennuyé qu’enthousiaste, que le demi-dieu pénètre dans les écuries cette journée-là. (Il n’avait absolument pas l’âme d’un bon samaritain.)
(Pas aujourd’hui.)
Retroussant le nez, il fixe un moment les quelques dizaines de boxes qui s’étendent devant lui. Volontariat mon cul., murmure-t-il avec une pointe d’amertume dans la voix.
L’odeur lui tombait sur le cœur; lui déchirait l’âme. Mana’arii avait longtemps connu les effluves peu flatteuses de la mer et, pourtant, d’aucune ne lui était plus ignoble que celle perfide de la mauvaise foi.
Celle qui, de part son existence, dégageait la laideur même dissimulée d’absolument tous les lieux et tous les gens. (À commencer par la sienne.)

C’était une mauvaise idée., répète-t-il comme une incantation qu’il ne cesse de murmurer depuis qu’il a quitté le pavillon d’Hermès.
Dans la solitude et loin des regards inquisiteurs, Mana’arii ne revêtait plus le même éclat de fraîcheur. Pour sur, Noah le trouverait beaucoup moins charmant s’il le croisait la mâchoire serrée et les iris assombries sous l’arôme raffinée du fumier.
(Pour sur, jamais Mana’arii n’accepterait d’être aperçu dans de telles conditions défavorables à sa réputation.) Allons-y… Plus vite c’est commencé, plus vite c’est terminé. Ultime tentative pour se motiver.
Ou, au moins, pour se calmer.
(Pour étouffer les plaintes incessantes qui se multipliaient dans sa tête.
Qui se bousculaient à ses lèvres.)

Sans un regard pour les regards équins qui se tournent avec curiosité sur son passage, Mana’arii part en quête de la conciergerie… Ou de tout ce qui peut lui ressembler.
L’erreur était-elle permise? Et si, par malheur, il venait à faire une connerie? (Pas que ce soit son genre.)
(Mais bon, un box mal fermé et trois chevaux en liberté c’était si vite arrivé.)
Il ne devait pas y penser. Il ne voulait pas y penser; il n’avait absolument pas besoin des remontrances de Dorothy pour apprendre que sa bonne action (« bonne action ») était aussi peu que nécessaire que désirée.
Qu’on s’en serait bien passée.

Quelques minutes de marche plus tard, il tombe enfin sur le nécessaire de survie dans la salle de rangement; brouette, pitchfork, fourchette à copeaux, pelle, balais, gants, bottes. Tout y est.
Excepté la connaissance.
Il n’a jamais fait ça. Ironiquement, il n’a que sa bonne volonté pour aider et… Il craint que ce ne soit pas assez. Un peu décontenancé et ignorant par où commencer, le jeune homme pousse un interminable soupir à en crever le cœur (inexistant) de son père. C’est pas possible…
Il n’est pas sans réaliser que cela fait bien dix minutes que chaque mot franchissant la frontière de ses lèvres n’est en réalité qu’une plainte venant compléter la précédente…
Mais il s’en moque.

De toute façon, il est seul.
Alors à quoi bon?

Il était de ceux qui aimaient prétendre à la connaissance alors que le pavé prétendu de l’intelligence n’était en réalité qu’un incompréhensible dédale plongé dans la brume.
(En d’autres termes, Mana’arii était un pauvre idiot.)
Face aux obstacles insurmontables d’une tâche qu’il n’a jamais tenté d’accomplir, l’insulaire ne sait comment agir. Droit comme un piquet, il se tient devant des dizaines d’outils à l’allure aussi complexe que l’utilité en est nébuleuse.
Décontenancé par sa propre ignorance, il se triture les mains avec nervosité; tente de calmer son regard fuyant.

En vain.

Il faut qu’un tintement tranche avec le silence des écuries pour qu’il s’arrache à sa contemplation fiévreuse.
Interpellé, il détourne rapidement son regard vers la source du bruit puis laisse ses iris ambrées glisser sur une jeune fille… Qu’il connaît forcément.
(Parce que tout le monde reconnaît l’existence des autres dans ce fichu camp.)
(Alors pourquoi n’arrive-t-il pas à mettre un nom sur ce visage aux traits si délicats?)
« Un peu de compagnie ? »
Il remarque alors la brouette entre ses mains alors qu’un soupir de soulagement menace de traverser la barrière que forment ses lèvres  demeurées closes.

… Avec plaisir., ce n’est pas Dorothy.
Alors qui manque suffisamment de fierté pour oser se coltiner trois heures de récurage non réclamé?
((Excepté lui-même.))
Sa question, même dans le silence, ne reste toutefois pas en suspens plus longtemps : Esther.
Pourquoi ce nom lui semble-t-il si fam-… Je sais… Je me souviens de toi, on s’est croisé dans le pavillon d’Hermès quand tu es arrivée. Passage quasi obligé de tout demi-dieu non revendiqué.
Certains n’y restaient qu’une soirée… D’autres y sacrifiaient leur vie.

(L’ignorance n’avait pas de prix.)

Mana’arii…, murmure-t-il d’une voix nullement agacée.
Ce n’est pas grave si elle l’a oublié. La majorité des nouveaux venus étaient empreints d’une grande fragilité.
Il était difficile pour un enfant « humain » d’accepter que l’existence des dieux était avérée et que le parent qui l’avait élevé n’était sans doute pas celui qui l’avait engendré.
On oubliait rapidement le gamin non réclamé qui pourrissait dans un coin du pavillon.
(Pavillon déjà bien trop plein pour lui permettre de briller.)

Attrapant une fourche à copeaux, il prend une grande inspiration en talonnant Esther jusqu’au prochain boxe à entretenir. Ouvrant le loquet, il retrousse légèrement le nez, admire silencieusement la litière qui recouvre le sol bétonné de l’écurie.
(Sa seule consolation, c’est de savoir que celui-ci est vide.)
Loin de lui l’image du camp d’équitation féerique dont tout le monde rêvait quand il était gamin… Exceptionnellement, il se sent davantage interpellé par le tableau d’un prisonnier forcé d’accomplir ses heures de travaux forcés.
Mais quel crime a-t-il commis?
(Diable, pourquoi n’a-t-il pas préféré la fugue à une promesse trop vite prononcée? Mourir entre les crocs d’un monstre enragé lui apparaît soudain comme alternative acceptable à ce volontariat qu’il tient en horreur.)

Alors… Dis-moi, pourquoi est-ce qu’une autre malheureuse que Dorothy préférerait ramasser des excréments plutôt que de s’occuper au Games Center? Curiosité.
(Tout pour repousser l'exécution de sa propre sentance.)