Calme paisible du pavillon à cette heure-ci de l'après-midi. J'en déduis sans peine que mes frères sont probablement occupés à s'entraîner, quelque part dans le camp – ou à chercher des noises à qui les aurait regardés un peu trop longuement, ou rien que brièvement de travers.
C'est sans m'en plaindre que je savoure le silence au sortir d'une douche chaude qui a apaisé mes muscles endoloris. J'ai jeté mes fringues poussiéreuses dans la panière et bondi dans la cabine sans me laisser le temps d'observer mon reflet dans le miroir – mais, lorsque je pose le pied sur le carrelage froid, je n'ai d'autre choix que d'affronter enfin mon regard.

Traits rien qu'un peu tirés mais les cernes marquées par les nuits courtes – je ne m'attarde que peu sur mon visage, puisque c'est la micro-galaxie imprimée sur mon bras qui attire toute mon attention. Tache violacée, douloureuse à la moindre pression du bout des doigts. D'autres hématomes parcourent ma peau de pars et d'autres mais aucun n'est plus sombre ni plus étendu que celui-là. Tu m'as pas loupé. Je soupire, laisse filer un rire ténu d'entre mes lèvres avant de m'écarter du miroir pour sécher mes cheveux à la va-vite dans une serviette et enfiler des fringues propres.

Dehors, l'agitation est toujours à son comble. Demi-dieux, nymphes et satyres évoluent entre les bâtiments, bavardent, chahutent. Les plus jeunes recrues du camp, derniers arrivants et encore trop jeunes pour qu'on les envoie sur les terrains d'entraînement, se courent les uns après les autres dans des jeux de vitesse ou de loup. L'un d'entre eux me heurte presque et m'oblige à esquisser un pas rapide de côté pour l'éviter – et il poursuit sa route sans même m'avoir remarqué, tout concentré qu'il est à fuir ses poursuivants qui rient à gorge déployée.
Je les observe, quelques secondes – une bousculade au cœur à songer que, moi, je n'ai jamais eu droit à cette insouciance-là. Fruit pourri des Lekaménos – j'ai grandi sous les coups, puis sous les regards mauvais et, trop vite, on apprenait aux autres enfants que je n'étais pas comme eux. Dangereux.
Et, ce qu'ils n'entendaient pas de la bouche des grands, ils l'apprenaient de mon comportement. De mes violences, de mes excès. De ce sang bouillant qui faisait de moi quelqu'un à fuir. Et tous ceux qui, à l'époque, se sont essayés à m'approcher s'y sont brûlés. D'une façon ou d'une autre, il n'y a qu'en grandissant que je me suis apaisé. Un peu, rien qu'un peu – les accalmies entre les implosions se sont prolongées, et les regards ont changé. Certains regards. Certains qui ont su pardonner. Certains qui ne m'ont connu qu'assez grand et contrôlé pour ne pas les blesser.
Certains…
Mes poings se serrent ; je me détourne et je presse le pas.

La gorge est nouée et les yeux brûlent – urgence de s'enfuir, élan vital à me soustraire à ces rires que je n'ai jamais eus. J'ignore si je les envie ou les maudis, ces gamins, de s'offrir aux bonheurs simples qu'on ne m'a pas permis.

Je pousse la porte du video games center avec empressement et, aussitôt, l'atmosphère du lieu me réconforte. C'est presque comme rentrer chez soi après une journée difficile, et retrouver le confort d'un endroit qu'on aimerait ne jamais quitter. Les visages sont familiers, et les odeurs sucrées de boissons chaudes et de malbouffe appellent à la dérive. Pas après pas, je balaie les recoins de la salle des yeux mais sans te trouver. Alors, à défaut, je tire du frigidaire une canette de thé glacé et m'installe sur l'un des poufs en allumant une console libre.
Écouteurs vissés aux oreilles, je dodeline de la tête tout en usant la manette entre mes mains ; entre deux rounds avale une gorgée ou deux de boisson diététique – puis on prend les mêmes et on recommence.

Et, à chaque fois que sur ma gauche, je vois la porte qui s'ouvre, je jette un coup d'œil en biais mais ce n'est jamais ta silhouette – jamais, jusqu'à ce que ça le soit enfin. Je lève la main pour attirer ton attention, désignant l'autre pouf à côté de moi, et la manette qui y trône dans l'attente de toi.
Quand tu t'approches, je retire mes écouteurs. « T'en as mis, du temps, j'ai presque cru que t'allais te défiler. »

L'esquisse d'un rictus conciliant au bord des lèvres, je me réinstalle confortablement sur le pouf et porte à mes lèvres ma canette fraîche abandonnée à mes pieds – et chaque geste est un risque d'accident si je n'y prends pas garde, mon attention absorbée par cette arme débordante de sucre qui suffirait à rendre collants les poils du tapis pour les six générations à venir.
« Ehhh... C'est pas comme si je remettais mon titre en jeu. Ce qui se passe dans l'arène reste dans l'arène, et ce qui se passe ici reste ici. » Les sourcils froncés, l'air plus grave que la situation ne le préconise vraiment – à croire que c'est un serment solennel que je viens de prêter.

Ma canette reposée à mes pieds, je récupère la manette laissée sur ma cuisse. « Hm ? Euh, ouais… Mais retiens bien la clémence dont je fais preuve à ton égard, stp. » Je fais défiler mon curseur d'un personnage à l'autre, et mon choix se porte finalement sur une autre petite teigne affublée d'un effroyable rose bonbon – also known as le doppelganger de Kirby : l'effroyable Rondoudou.
Ready to fight – apparition des adversaires dans un tremblement de l'écran.
Les hostilités ouvertes – déjà, le cliquetis frénétique des touches martelées appelle à une guerre sans merci.

Heurts violents et répétés des deux chewing-gums à l'écran – malheur d'un Rondoudou qu'on envoie valser dans les airs, une première fois vaincu mais pas perdant. Les rétines s'agacent à manquer confondre les bonhommes qui s'agitent en tous sens – et ma perte, elle, trouve son nid dans la mauvaise idée que j'ai eue de choisir ce combattant-là.
La confusion l'emporte, et le voilà de nouveau qui s'envole vers d'autres cieux.

« Damn... » Je souffle, le nez froncé, et puis je m'en retourne maltraiter les touches dans l'espoir de te mettre à ton tour en déroute. « Est-ce que même sur les jeux, tu raisonnes en bonne fille stratège d'Athéna ? » Question presque désintéressé (le coup d'œil dans ta direction m'a presque valu un nouvel échec auquel je réchappe au dernier instant) mais pas tout à fait – c'est que les autres, j'aime bien les faire parler.