Feuilles vertes, nuages gris, terre détrempée à l'aspect sombre ; le printemps déversait ses larmes sur la forêt et c'était, aux yeux de Kafka, la meilleure période de l'année. La forêt avait quelque chose de mystique, plongée dans la brume de la pluie épaisse, mais proposait un abri de qualité sous les branches et feuillages épais de ses arbres centenaires. Le Corvus connaissait les bienfaits des balades dans la forêt. L'odeur y était agréable, on respirait. Mieux encore, on n'y entendait que les oiseaux printaniers, à la recherche de leur partenaire et d'un nid bien positionné. C'était toute autre chose que la cacophonie des discussions, des éclats de voix qui s'élevaient d'un pavillon à un autre. Les oreilles de Kafka, fatiguées par ces mots qui se bousculent, quémandaient un silence relatif (les bruits de la forêt n'étaient pas des bruits dérangeants) mais réparateur.

Ce qui amenait Kafka à l'orée de la forêt ce jour-là, ce n'était pas le besoin de silence, bien qu'il cultivait un besoin de tranquilité perpétuel. Armé d'un sac en plastique dans lequel il avait tassé des feuilles de salade et des tranches de concombre, qu'il avait chapardé à midi, le Corvus était en mission. Cette mission là n'avait rien à voir avec des murmures suspicieux qui résonnent dans les ténèbres ; l'objectif de son épopée portait une caparace sur son dos, balançait de longs yeux curieux dans tous les sens, ces mêmes yeux qui semblaient fondre de plaisir lorsque l'objectif se régalait d'un met délicieux.
Kafka cherchait des escargots.

Ces gastéropodes, qu'on appelait aussi, d'après certains ouvrages des colimaçons — Kafka se demandait si les escaliers en colimaçon prenait leur nom des escargots ou le contraire — avaient su réveiller un intérêt tout particulier aux yeux du curieux. Il se fichait bien que la pluie humidifie son t-shirt trop large au point de le coller à sa peau, mais il portait un bob de pêcheur qu'il avait récupéré sur le poteau d'une barrière en bois (il le remettrait à sa place plus tard, car il n'appréciait pas l'idée de voler quelque chose, l'emprunt anonyme était bien plus moral). L'idée que ses cheveux soient mouillés était terriblement cauchemardesque pour lui qui passait tant de temps à les démêler le matin, et les avait donc attaché dans un chignon qui se roulait en boule sous le bob confortablement.

Par chance, les dieux de la nature semblaient avoir murmuré aux oreilles inexistantes de certains escargots de croiser la route de Kafka, et sa recherche porta rapidement ses fruits. Les pluies du printemps étaient, par ailleurs, le signal de départ pour tout adorateur de gastéropode ; ces derniers devenaient plus faciles à trouver ce qui tombait à pic.
Les genoux repliés, la plante des pieds fermement ancrée dans le sol, Kafka vint s'accroupir au pied d'un arbre. Plusieurs escargots longeaient les racines du feuillu. Pris d'une excitation presque enfantine, le brun ne tarda pas à sortir les rondelles de concombre qu'il déposa à terre. Son esprit entraîné reconnu les escargots comme étant des escargots de lait, une espèce qu'il savait être peu appréciée par les agriculteurs, mais qui était très jolie. L'idée qu'ils n'embêtaient personne dans cette forêt le rassura ; aucun humain ne serait tenté de les tuer, il l'espérait. Les minutes passèrent, et si Kafka commençait à avoir froid, il ne s'en rendit pas compte lui-même. Tout son intérêt se portait sur l'escargot qui venait de se présenter face à une tranche de concombre.
C'était probablement le meilleur moment de cette semaine.

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Ce qu'appréciait Kafka tout particulièrement ainsi solitaire sous la pluie, c'est que les âmes humanoïdes y étaient peu nombreuses. elles étaient souvent alors tout aussi solitaires que lui, changeaient de chemin en apercevant une autre personne et disparaissaient derrière un volet de brume. Le Corvus appréciait le caractère prévisible de ses balades en solitaires ; les seules imprévisbilités étaient les apparitions ici et là d'oiseaux qu'il n'attendait pas. Les mauvaises surprises étaient si rares qu'il pouvait les qualifier d'inexistantes. Mettant de côté son habituelle prudence, le passionné se laissa donc aller à son observation. Si le sol n'avait pas été si humide il aurait pu s'allonger, ventre contre terre, pour avoir un meilleur aperçu des escargots. Ses sens se fermèrent au reste du monde, l'enveloppèrent dans sa bulle et ses pupilles, habituellement si actives, se prélassaient contre la courbe des coquilles en colimaçon sans se soucier du reste.

Crac.

Ce n'était pas le crac d'un bâton qu'on vient d'écraser. C'aurait pu être la coquille d'un des escargots que Kafka observait, mais c'était finalement son coeur qui s'était brisé en pensant assister à une scène horrible. L'ombre de cette éventualité s'écarta finalement. Une chaussure avait manqué de terrasser ce lieu de paix naturel. Pire, l'élément perturbateur sembla penser qu'il était le bienvenue. Il ne l'était pas. La colère avait d'abord remonté le long de la colonne vertébrale du Corvus, mais s'était finalement tapie, endormie sous un mensonge de calme et de tolérance. Il lui fallut tous les efforts du monde pour se retenir de lever les yeux au ciel de manière exagérée. Lui expliquer. Les ignorants manquaient seulement d'explications, que les autres égoïstes ne leur partageaient pas en croyant que le savoir s'insufflait tout seul dans les cerveaux des autres. Kafka serait le Généreux à leur place, celui qui partage, celui qui explique.
— Non, tu l'as condamné. Contrairement aux croyances, les escargots changent pas de « maison », leurs organes se trouvent dans leur coquille et si tu la casses, tu les pousses vers leur mort. Même s'il est encore vivant, il a sûrement des séquelles irréparables et des dysfonctionnements qui vont le tuer. C'est un peu comme si je te marchais dessus avec des semelles parsemées de piques de vingt centimètres, tu serais pas tout à fait mort mais sans hôpital, tu sentirais déjà le souffle de la Faucheuse dans ton cou. Là,  un peu plus et c'était la fin pour Coquelicot (il l'avait nommé ainsi car sa coquille était plus jolie que les autres, et les deux mots se ressemblaient assez pour exhulter une quelconque familiarité aux yeux de Kafka) , il serait probablement mort parce qu'il y a pas d'hôpital pour les escargots dans ce monde. La voix cassée de Kafka s'était élevée dans une explication monotone, mais l'air désabusé qu'exprimait le visage du Corvus laissa sous-entendre son état de détresse intérieure. Enfin, le moraliste s'autorisa à un regard vers le criminel. S'il l'avait déjà vu sur le camp, il ne se rappelait pas avoir déjà entendu son prénom quelque part. Néanmoins, il était à peu près certain qu'il faisait partie du pavillon d'Arès, ce qui était tout à fait mauvais signe. Les progénitures d'Arès étaient réputées pour détruire, et les escargots étaient une cible bien trop facile pour n'importe quel destructeur en soif d'anéantissement.