Le vent qui tourne et s’engouffre dans sa chevelure, lécher sa peau, ne le fait même pas frissonner. C’est qu’il avait l’avait l’habitude, Eller, de venir se perdre, seul ou en groupe, sur les plages du camp des demi-dieux, depuis le temps. Oh, rien à voir avec les plages qui bordèrent sa petite enfance – ou si peu. La mer est ici bien plus bleue et le sable se substitue aux galets polis et érodés du phare à l’intérieur duquel il a passé tant d’années.
Malgré tout, Eller ne peut s’empêcher d’aimer cette immense étendue d’eau.

Sans foute l’aime-t-il autant qu’il la déteste.

A la fois elle lui a pris son père et à la fois… Eh bien elle lui a tant offert qu’il serait ingrat et idiot de faire comme si rien n’était arrivé. Alors, Eller exorcise ce dilemme par les arts ; un, en particulier. Son pinceau court, glisse sur la toile sur laquelle il immortalise cette passion sourde. Poseidon ne lui en voudra pas de lui voler quelques secondes de son existence pour en faire une œuvre d’art tout relative, pas vrai ? Et de toute les manières, même si le concerné s’était essayé à râler, cela n’aurait fait ni chaud ni froid au Heartsmith.

Le chant des oiseaux et le bruit des vagues s’écrasant dans le sable ont quelque chose d’apaisant, ainsi combinés. Eller est calme, serein. Pour le moment, du moins, il ne pense plus à rien.

Tendresse réservée à sa solitude, Eller était tout prit à sa toile, sa concentration de l’instant. Mais voici qu’une manifestation s’ajouta à la présence du vide pour perturber le moment présent. Et ce n’était pas une muse. Loin de là.

Ou du moins, si descendante d’Apollon il était question, ce n’était pas vraiment celle dont il aurait préféré entendre parler. Dorothy.

Immédiatement, Eller a un mouvement d’épaule pour faire reculer ces mains sur son corps dont il ne veut pas. Cette damoiselle était déjà suffisamment collante à vouloir le séduire – ou essayer ? -, alors il aurait bien voulu qu’elle ne cherche pas davantage d’accroche avec lui. Surtout maintenant, fragilité d’un moment suspendu dans le temps.

« Non, ça ira. » Et pourtant… Pourtant toutes les contractions sont là pour se faufiler sous le nez d’Eller. La mer qu’il aime mais qu’il haït dans le même temps, Dorothy qui, de par son sang, sa nature et son tempérament l’empêche de la voir autrement que comme l’incarnation d’un enfer bleu, déchainé. Sauf que. Elle n’a pas choisi son sang.

Tout comme lui, elle a été l’objet, la victime d’ambitions démesurées et qui n’avait pas lieu d’être. « Je n’ai pas besoin de contrôle total pour apprécier une situation. » Il s’explique, peut-être ans l’espoir que cela fera fuir Dorothy. Ne pas la regarder, ne pas lui accorder plus d’attention qu’il ne le faut. C’est ainsi qu’il veut agir, pour mettre de la distance d’entre eux deux.

Ils n’ont rien à faire ensemble.
C’est ce qu’il se répète à longtemps d temps depuis des années, maintenant.
A-t-il seulement des preuves ?

Non contente de l’audace qu’elle avait eu de venir le déranger – la solitude et l’isolement n’étaient-ils pas fins conseillers ? -, elle avait certes ôté ses mains mais son menton s’était perché sur la chevelure blonde d’Eller. Il fit de son mieux pour ne pas la repousser, ne pas s’énerver pleinement. Rien ne devait transparaitre et la rancune devait rester muselée, bien sagement.

Pas encore.

Ce n’était pas encore le bon moment.

« Eller. » Pour un peu ses dents auraient grincé. Il est Eller, pas l’Aphrodite. Ou du moins, pas totalement. Car s’il haït cette partie de son sang, vicié à son sens, il est également fier de la partie humaine qui reste toujours là, bien vaillante sous sa peau. Même s’il n’a que peu emprunté à l’apparence de son père, Eller ne l’oublie pas, jamais. C’est aussi pour lui qu’il peint.

Et il doit aussi peindre les apparences. « Aphrodite serait bien insultée de se voir comparé à moi seul, non ? » Jouer des masques, asserter la comédie toujours un peu plus. Il le faut, il le faut tous les jours. Heureusement que parfois, la douleur n’est plus aussi difficile à supporter. L’envie de ses instincts carnassiers rodent toujours à la surface de ses yeux et pourtant Eller sait très bien comment les faire taire. « Et sinon, tu venais voir ton père ? »

Quel manque de chance ce serait.

Tant porté par sa rancune que parfois Eller oublies que sous ces sourires fous se cachent aussi un cœur et les sentiments qui vont avec, fatalement. Car Dorothy n’est, au final, pas si différente de lui. Mais empêtré dans un filet de ressentiments, dans les écumes de ses tourments, il choisit de ne pas le voir, la plupart du temps.

Lorsqu’elle se rapproche de la mer, jette ses pieds dans le vide pour apprécier le panorama, le surveillant reste interdit, un instant. Ainsi donc, elle n’aime pas son père. Il renifle à cette parole. « Qui aurait cru que nous aurions un jour un terrain d’entente. »

Elle a raison sur un point, cependant. Les dieux sont égoïstes, ce sont de grands enfants capricieux qui engendrent pour mieux abandonner par la suite. Eller ne se fait pas d’illusions, il se doute bien que sa mère l’a oublié sans doute même avant sa naissance. Voici pourquoi il savoure d’avance la pensée de poignarder cette garde et lui faire payer d’avoir ainsi gâché la vie de son père, comme un fantôme impossible à exorciser.

Et tant pis s’il doit subir le fouet de Tisiphone par la suite, il est préparé à cette éventualité.

« La mer près de là où j’ai grandis était souvent agitée. Je l’ai rarement vu si plane. » Calme, oui. Mais plane, il ne se souvient pas que se fut déjà le cas. « Mais j’aimais cela. »

Gestes mécaniques et fluides dans le même temps, Eller ne retient même plus vraiment son pinceau alors que la pointe de ce dernier se teinte d’obscur, obsidienne quasi-liquide pour donner vie à une forme neuve sur sa toile.

Et les mâchoires se serrent encore. Non, elle ne doit pas savoir, pas se douter. Il faut mentir, mentir pour respirer. Mentir pour parvenir à ses fins. Alors Eller laisse ses lèvres s’étirer jusqu’à donner corps à un mensonge répugnant. « Je n’en veux pas à Aphrodite. » (mensonge) « Bien au contraire, elle n’a pas eu l’existence facile. » (et toi ?) « Alors j’imagine qu’il est normal qu’elle vienne se perdre parmi les humains, pour se distraire un peu. » (quelle horreur).

Eller s’invente une douceur, une tendresse pour cette mère qu’il n’a jamais eu l’occasion de connaître mais qu’il haït de tout son être.

Toutefois, il sait devoir rebondir rapidement sur autre chose, s’il ne veut pas être découvert. Son pinceau plonge dans l’or ocre. Il reprend. « C’est beau une tempête quand on est protégé et à l’abri de ses caprices. » Expiration pour poursuivre sur de meilleurs appuis. « Un phare est idéal pour ça. »

Doux souvenirs.